Après 27 ans de carrière, le directeur général de la Coalition Sida des Sourds du Québec (CSSQ) quitte pour une retraite bien méritée. Impliqué dans la communauté sourde depuis plus de 50 ans, le nom de Michel Turgeon est associé à la lutte contre le sida. En toute humilité, il confie qu’il a énormément donné de son temps pour la cause. Le temps d’une vie. Donner la parole à ce militant de longue date, à l’aube de sa retraite, s’avère inspirant.
Retournons quelques années en arrière. Qu’est-ce qui a motivé votre implication?
Pendant le temps des Fêtes de 1983-84, j’allais à New York visiter mes amis. Plusieurs d’entre eux sont décédés du sida. Par la suite, j’ai décidé de m’impliquer dans la lutte contre le sida auprès de la communauté sourde du Québec. J’ai débuté par la fondation de l’Association des bonnes gens sourds (ABGS), un regroupement de loisirs pour les sourds gais et lesbiennes. Étant donné que l’homosexualité était taboue dans la communauté sourde, on avait choisi un nom qui ne mentionnait pas sa vraie mission. J’ai d’abord organisé une première journée d’information sur les MTS et le sida en novembre 1986 à laquelle ont participé plus de 400 personnes sourdes et malentendantes préoccupées et conscientes qu’elles avaient besoin d’information. J’avais réuni plusieurs spécialistes: médecin, psychologue, des représentants du Comité Sida Aide Montréal et une équipe d’interprètes qui traduisaient les informations en Langue des signes québécoise (LSQ). Par la suite, une autre journée consacrée à la prévention du sida sera organisée en novembre 1989. En 1991, je me suis installé un bureau dans mon appartement; je recevais des personnes atteintes du sida. Souvent, je les accompagnais jusqu’à leur décès. Prenant conscience de l’ampleur des besoins, j’ai fondé en 1992 la Coalition Sida des Sourds du Québec dont j’ai été le coordonnateur, puis le directeur général.
La CSSQ est un organisme provincial à but non lucratif qui offre des services de prévention contre le VIH/sida et les ITSS auprès de la communauté sourde et malentendante du Québec ainsi que des services de soutien. Comment en êtes-vous venu à constater le besoin de cette clientèle spécifique?
J’observais que les Sourds n’avaient pas accès à toute la communication liée au VIH et au Sida. Pour un grand nombre de personnes sourdes l’information devait être accessible dans les deux langues signées du Québec; soit la langue des signes québécoise et l’American Sign Language (ASL). Aussi, les informations véhiculées dans les médias ne sont pas adaptées aux Sourds. Un autre grand besoin est l’accès à des services d’interprétation en LSQ et ASL lors de rencontres avec des professionnels de la santé et du milieu hospitalier.
Concrètement, comment cela se traduit au quotidien?
Je travaille étroitement avec notre intervenant auprès des personnes vivant avec le VIH et aussi avec le responsable de l’information et de la sensibilisation aux personnes sourdes, particuliè-rement les jeunes et les personnes à risque. Je participe à des rencontres avec nos partenaires, notamment la COCQ-Sida, les organismes en lutte contre le sida, les organismes de personnes sourdes à travers le Québec. Je consacre aussi du temps à la gestion de l’organisme, la recherche de financement et au recrutement d’interprètes pour nos rencontres.
En 27 ans de carrière, quelle est votre plus grande satisfaction?
Ma plus grande satisfaction est que maintenant les sourds peuvent avoir plus facilement accès à de l’information adaptée en LSQ et en ASL, comme à des services d’interprètes. Je suis fier que la CSSQ ait été l’instigatrice de ces services.
Un moment plus difficile?
Des années 1992 à 1996, j’ai accompagné plusieurs sourds pendant leur longue agonie, jusqu’à leur mort. La communauté sourde est une minorité, on se connaît tous, alors plusieurs d’entre eux étaient mes amis.
Avez-vous constaté une évolution dans la mentalité des gens, en lien avec la perception du sida?
Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas les ravages des années 1980 et début 1990 et pensent que le sida est dépassé. Pourtant, il n’y a pas de cure pour éradiquer le VIH. Bien sûr, grâce aux médicaments, les personnes séropositives peuvent vivre normalement et être moins stigmatisées. Maintenant, on ne parle plus du mot sida, mais seulement du VIH en raison du progrès des recherches médicales et scientifiques (comme les médicaments antirétroviraux et la PrEP). Cela dit, le VIH et le sida sont banalisés tant par les gouvernements que par la population, en général. On oublie que le VIH n’est pas guéri et que l’épidémie se poursuit. Beaucoup de jeunes ne se protègent pas, ne prennent pas de condom et attrapent des ITSS. Je crois que c’est important de se protéger contre les ITSS et de faire de la prévention.
Vivez-vous davantage de stigmatisation du fait d’être associé à la cause du sida et à la surdité?
Plusieurs pensaient et pensent toujours que le sida concerne seulement les homosexuels… Malgré tout, les ser-vices offerts par la CSSQ sont pour toute la communauté sourde, peu importe l’orientation sexuelle. Un préjugé à l’endroit de la CSSQ, car il y a des Sourds qui pensent que la CSSQ est un organisme pour homosexuels. Depuis plusieurs années, je répète que la CSSQ c’est pour tout le monde dans la communauté sourde: femmes, hommes, gai(e)s, bisexuel(le)s, hétéros.
En avril 2019, vous avez annoncé votre départ à la retraite. Éric Dubé agira à titre de coordonnateur de la CSSQ. Quels défis s’annoncent pour votre successeur?
Un peu avant mon départ à la retraite, la CSSQ songeait à se réorganiser pour mieux répondre aux besoins actuels de la communauté sourde et se conformer à la réalité d’aujourd’hui. On veut enlever le mot sida de la dénomination sociale de la CSSQ, car il n’est plus d’actualité. Avec les médicaments, on peut contrôler le VIH et on n’arrive jamais au stade avancé relié au VIH. Pour cela, on estime que le mot sida dans la dénomination sociale n’est pas pertinent. On veut parler des ITSS dans leur ensemble. Aussi, la CSSQ propose d’offrir de nouveaux services: LGBTQ+, dépendance et itinérances. On conserve les services actuels, soit la prévention.
Quels sont les défis qui s’annoncent pour vous à la retraite?
Après des décennies d’implications, je suis à la recherche de l’autre Michel Turgeon, celui de mon identité. Depuis le 1er avril 2019, je me donne du temps pour découvrir qui je suis et qu’est-ce que je veux faire après avoir quitté la CSSQ. Je mets l’accent sur mes valeurs, mes goûts, ma santé. Je prends le temps de prendre soin de moi, de bien vivre le moment présent et de retrouver une paix intérieure.
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