BLOG - Dès lors qu’on m’a diagnostiqué une perte auditive profonde, à l’âge de 5 ans, j’ai eu du mal à me faire des amis. J’ai grandi au sein d’une famille entendante et j’ai été scolarisée dans des établissements publics non spécialisés. Au lieu d’interagir avec les autres enfants, je lisais à l’heure du déjeuner ou sur le terrain de jeu. Plutôt que de m’embêter, mes camarades préféraient m’éviter, car ils ne savaient pas comment communiquer avec moi.
Je disais souvent: “Oh, je suis quelqu’un d’introverti.” Ou encore: “Mes sœurs sont mes meilleures amies”. Avec le recul, la chose la plus triste que j’ai pu dire étant enfant c’est: “Je n’ai pas besoin d’amis, j’ai mes livres.” De cette manière, je me rassurais moi-même ainsi que les autres. Mais au fond, je savais qu’il me manquait quelque chose d’essentiel.
Je me souviens parfaitement de cette rentrée des classes, lorsque j’étais ado: en rentrant chez moi, je me suis assise derrière un énorme buisson, juste devant la maison, et j’y suis restée jusqu’à la nuit tombée. Ma mère a fini par sortir et m’a trouvée en sanglots. Cela me semblait vraiment injuste de sortir à ce point du lot en étant l’unique enfant sourde de l’école et de me sentir à la fois si seule.
La solitude m’a accompagnée jusqu’à l’université et pendant les années qui ont suivi l’obtention de mon diplôme, mais j’ai réussi à la rendre moins pénible grâce à ma famille, quelques amitiés et un petit ami sérieux. Puis, suite à une rupture, le plus grand coup de chance de ma vie s’est présenté: je suis me suis rendue à un banal rendez-vous Tinder et j’ai rencontré Jesse. Non seulement j’avais trouvé l’amour de ma vie, mais en prime, Jesse avait deux meilleurs amis, un couple marié de notre âge qui vivait dans sa résidence, et nous sommes tous les quatre devenus inséparables. J’ai rencontré mon petit ami, mais j’ai aussi découvert une vie sociale épanouissante, heureuse et pleine de sens.
J’étais toujours sourde, bien sûr, mais cela semblait ne plus avoir d’importance.
Trois ans plus tard, nous avons casé la batterie de Jesse, mes livres et notre chien dans la voiture et nous avons traversé le pays pour nous installer à Seattle. Je ne me faisais pas de souci pour notre vie sociale dans cette nouvelle ville. Jesse est le genre de personne qui se fait des amis très facilement (oui, ça m’énerve aussi). Puis j’ai réalisé que tous les nouveaux amis que nous rencontrerions à Seattle seraient avant tout ceux de Jesse et ne seraient les miens que par extension.
Je suis heureuse d’admettre que j’avais tort. Peu après notre déménagement, j’étais invitée à un visionnage hebdomadaire de “The Bachelor” entre filles, autour d’un verre de vin. Lors d’une soirée mémorable, je suis allée dîner en compagnie de deux de mes amies, puis nous sommes allées au cinéma, quelque peu éméchées, pour voir le film de Greta Gerwig, “Les Filles du docteur March” (en vérifiant d’abord qu’il y aurait bien des sous-titres pour moi). J’avais plein d’amis qui pouvaient se joindre à moi pour boire un café, se balader dans un parc ou m’accompagner à un cours de sport.
Puis, début mars, le coronavirus est arrivé à Seattle. Doucement et sournoisement d’abord, en s’infiltrant dans nos conversations au bureau, puis lors de nos soirées jeux. On nous avait dit que c’était comme une mauvaise grippe. Nous n’étions pas inquiets.
Mais en l’espace d’une semaine, Jesse et la plupart de nos amis se sont vus obligés à travailler depuis chez eux pour une durée indéterminée, les restaurants ont commencé à proposer uniquement des plats à emporter avant de fermer complètement, et nous nous sommes adaptés à cette nouvelle réalité qu’est le confinement dans nos petits appartements.
Je me disais: ”Ça va aller. La distanciation sociale, je connais depuis l’école primaire.” Au début, c’était l’aspect logistique qui m’angoissait. Comment pourrais-je lire sur les lèvres des gens à près de 2 mètres de distance? Sans parler de ceux qui portaient un masque de protection, ce qui rendrait cette lecture impossible. Mais Jesse et moi arrivons à la fin de notre quatrième semaine de confinement dans notre appartement et ces craintes ne se sont jamais concrétisées. Au contraire, j’étais même ravie de pouvoir discuter avec mes amis à travers des messages de groupe, qui me permettaient de ne rien manquer.
Puis un nouveau dilemme s’est présenté: les appels vidéo. En manque de socialisation, notre groupe d’amis a décidé de faire un apéro sur Zoom. Au début, j’avais vraiment hâte de revoir leur visage. Cependant, j’entendais à peine leur voix tandis que je les voyais plaisanter sur l’écran de l’ordinateur. Sur Zoom, les appels vidéo ne sont pas sous-titrés. J’avais le son sans le sens; une vie sociale sans réelle connexion.
Je me suis excusée, puis je suis allée regarder la télé toute seule dans ma chambre, contrariée d’être une fois encore cette adolescente qui sanglote derrière un buisson, incapable de surmonter ce sentiment de frustration et de tristesse de me sentir exclue.
J’ai réalisé à quel point c’était mesquin de se plaindre de l’absence de sous-titres sur Zoom alors que les hôpitaux manquaient de masques et de respirateurs, que l’économie était au point mort et qu’il y avait des gens qui perdaient leur travail et leurs proches. J’ai beaucoup de chance d’être en bonne santé, de travailler et de savoir que les gens que j’aime sont sains et saufs (en tous cas au moment où j’écris ces lignes).
En écrivant, mon intention n’est pas de me plaindre, ni même de partager ma propre expérience de ce moment surréaliste. Je souhaite simplement rappeler à tout le monde de se focaliser sur les liens que nous pouvons continuer à créer et à entretenir avec les autres, même en étant séparés.
Un rapport de 2013 a conclu que le sentiment de solitude pouvait augmenter de 45% le risque de décès et que les personnes sourdes, en particulier les seniors, couraient davantage de risques. Une étude néerlandaise a découvert que chaque perte de décibel chez les moins de 70 ans augmentait de 7% la probabilité de se retrouver totalement seul.
En tant que personne sourde, je sais à quel point c’est dur de se sentir isolée. J’ai été confrontée à ce sentiment toute ma vie. Mais beaucoup de gens découvrent pour la première fois les effets de l’isolement.
Pensez à tous ceux qui pourraient y faire face en ce moment même: votre grand-mère, un ami qui vit seul, un parent célibataire, une jeune maman séparée de sa famille alors qu’elle s’adapte à l’arrivée d’un nouveau-né, votre professeur de primaire préféré, à qui vous n’avez pas parlé depuis longtemps, votre cousin qui a dû rentrer plus tôt de l’université, votre amie, que vous soupçonnez de vivre une relation abusive, cet autre ami qui souffre de dépression et d’anxiété même dans les meilleurs moments.
Cherchez à les joindre. Écrivez-leur un message, un e-mail, appelez-les sur FaceTime, faites-leur livrer un repas... Tentez à tout prix d’établir une connexion qui leur permettra de se sentir moins seuls dans ces moments difficiles.
Au moins, mon histoire a une fin heureuse. J’ai fini par avouer que je n’entendais rien lors de nos réunions sur Zoom et d’autres options ont rapidement été suggérées. Skype propose des sous-titres pour les vidéos! Et Google Meet aussi! J’ai tout de même hésité. Tout le monde utilisait Zoom. Les gens préféraient Zoom. Je ne pouvais pas leur demander de tout changer pour moi.
Jesse a poussé un soupir d’exaspération: “Kelly, ce sont tes amis et ils feraient n’importe quoi pour toi. C’est ça, l’amitié.”
Alors j’ai dit oui, allons sur Skype. On l’a fait, et j’ai pu suivre toute la conversation du groupe pendant près d’une heure. Et demain, j’ai un apéro entre amis, la semaine prochaine aussi, et ainsi de suite tant que nous sommes confinés à la maison, et je sens que la petite fille solitaire au fond de moi est sur le chemin de la guérison.
Qu’est-ce qu’on ressent en étant sourde lors d’une pandémie mondiale et pendant un confinement national? Comme beaucoup d’entre vous, je suis angoissée, impatiente, et parfois, j’ai peur. Mais grâce à mes amis, je ne me sens pas seule.
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