Freddy Mata a fondé une troupe de théâtre "Mabin’a Maboko" composée
de comédiens sourds en République Démocratique du Congo (RDC)
Pas facile de vivre en République démocratique du Congo (RDC), un pays aussi immense que pauvre, enclavé au cœur de l’Afrique. Pour les sourds, la vie y est encore plus difficile.
Ils sont rejetés par leur famille qui les considère comme une malédiction, un objet de sorcellerie par qui le malheur arrive. Les sourdes sont souvent agressées sexuellement et traitées comme des servantes.
« La plupart n’étudient pas, explique Freddy Mata, qui a fondé en 2009 une troupe de théâtre où la majorité des artistes sont sourds. Pourquoi leur payer des études ? Qui va les employer ? La société les considère comme des enfants inutiles avec des forces maléfiques autour d’eux. »
Freddy vient d’une famille pauvre du Bas-Congo. Après des études en journalisme, il a créé sa troupe. Avec des sourds.
— Oui », a répondu Freddy en riant.
Il était de passage à Montréal à la mi-octobre. Indifférent au vent froid de l’automne, il ne portait qu’un chandail.
« Je me rappelle la première répétition, a-t-il raconté. Héritier, un des artistes, a dit à la troupe : “Freddy est un peu fou. Nous, on est sourds, on n’a jamais fait de théâtre et on ne comprend rien quand vous jouez, vous, les entendants. Et nous, on va jouer avec vous ? Vous êtes fou ! Vous êtes malade !” »
Freddy a gagné son pari.
Comment les sourds font-ils pour se synchroniser s’ils n’entendent rien ?
La réponse de Freddy fuse : huit mois de répétitions, huit mois à apprendre à danser au même rythme, à faire les mêmes pas et à esquisser les mêmes gestes.
Le réalisateur québécois André St-Pierre, qui a vécu deux ans en RDC, a immortalisé la folie de Freddy dans un documentaire diffusé à Télé-Québec en 2014.
À visionner sur Télé Québec - Zone Vidéo : Mabina Maboko, la danse des mains
réalisé par : André St-Pierre
La danse des mains a été à l’affiche du Festival des Films du monde, puis il a disparu de la circulation. Pas d’articles de journaux, ou si peu, rien, le grand vide, pour ne pas dire la grande indifférence. L’Afrique n’est pas un sujet vendeur. Les sourds en Afrique, encore moins.
Freddy était peut-être fou, mais André St-Pierre l’était davantage avec son idée de tourner un documentaire, une opération qui a vite tourné au cauchemar.
« Pourquoi se lancer dans un tel projet ?, lui ai-je demandé.
— J’ai vu la troupe et ça m’a touché.
— C’était comment, tourner en RDC ?
— L’enfer ! J’ai fait ça avec les moyens du bord. J’ai tout fait seul : la caméra, le son… Je tournais le dimanche, sinon je me faisais arrêter par la police.
— Vous avez eu des problèmes ?
— Bien sûr. Quand je me faisais arrêter, je laissais les Congolais régler ça. »
Les policiers voulaient de l’argent, car la RDC est non seulement pauvre, mais aussi corrompue. Selon l’organisme Transparency International, la RDC se situe au 156e rang sur 176 sur l’échelle de la corruption.
André St-Pierre est parti en tournée avec la troupe. Il s’est rendu au Bas-Congo, le fief de Freddy Mata. C’était lui, le « sourd », car il ne comprenait rien au langage des signes.
Ils ont roulé pendant des heures sur des routes défoncées, entassés dans une camionnette blanche. St-Pierre s’est moulé au mode de vie africain avec ses retards pharaoniques et ses repas composés de fèves et de chicoine, un mets costaud préparé avec de la farine de manioc.
« Ça m’a permis de voir le pays avec leurs yeux. Je me souviens de leur fierté quand ils jouaient devant un public. »
Pour sa tournée dans le Bas-Congo, André St-Pierre a utilisé les grands moyens pour se mettre à l’abri de la corruption. « Je me suis acheté un policier, une sorte de rent-a-cop. Je lui ai donné 50 ou 100 $, je ne m’en souviens plus, pour qu’il nous accompagne.
« J’ai obtenu une commandite de la compagnie de téléphone cellulaire congolaise qui nous a offert la camionnette avec chauffeur. Pour le reste, c’est moi qui ai payé. »
L’aventure lui a coûté près de 10 000 $. L’opération n’a pas été payante, loin de là, mais il a fait à sa tête : filmer un sujet impossible dans un pays tout aussi impossible.
L’aventure s’est terminée sur une note mi-amère. Les parents des comédiens sourds croyaient que le film ferait un tabac à Hollywood. Ils réclamaient une part des profits qui n’existaient que dans leur imaginaire. André St-Pierre est blanc, donc riche dans la tête des Congolais.
« Il a fallu que je gère ça. »
Il ne regrette rien. Est-ce qu’il le referait ?
« Oui, c’est sûr, mais avec de meilleurs moyens techniques… Mais si j’avais attendu après ça, je n’aurais jamais fait mon documentaire. »
***
En plus de diriger sa troupe, Freddy Mata est directeur national de l’ONG Journalistes pour les droits humains. La situation politique au Congo le désespère.
Au pouvoir depuis 2001, Joseph Kabila étire son mandat en toute illégalité. La Constitution précise qu’un président ne peut pas obtenir de troisième mandat.
Kabila a terminé son second mandat en décembre 2016. Il aurait dû quitter le pouvoir et déclencher des élections.
« La Commission électorale affirme qu’elle a besoin de 500 jours pour organiser les élections, a expliqué Freddy. Il n’y aura donc pas de scrutin avant 2019. »
En attendant, Kabila s’accroche au pouvoir, la crise économique s’amplifie, le franc congolais poursuit sa chute libre, plombé par l’incertitude politique. L’opposition est faible, divisée.
Il reste le pouvoir de la rue, a lâché Freddy.
« On en a assez, il faut que les choses changent, sinon c’est le désespoir. »
Le CCA tient à remercier Madame Michèle Ouimet, journaliste, et Monsieur Éric Trottier, vice-président à l'information et éditeur adjoint, La Presse/Lapresse.ca de nous avoir permis la publication de cet article.
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