La vie de Marc Rueger a basculé le dimanche 17 septembre 2006. Alors qu’il répare la pompe à chaleur dans sa villa à Grandsivaz, il reçoit une décharge de 2800 volts qui le projette à l’autre bout de la pièce. C’est une de ses trois filles qui le retrouve là, dans le coma.
Lorsqu’il se réveille le lendemain, à l’Hôpital de Payerne, toute la partie gauche de son corps est paralysée. Et aucun son ne sort de sa bouche. «Les mots s’inscrivaient sur mon front mais ne parvenaient pas à faire vibrer les cordes vocales, raconte-t-il aujourd’hui à haute et intelligible voix. J’ai essayé de crier, en vain. Je me suis senti prisonnier de mon propre corps. Seul, entouré d’appareils médicaux, je me suis mis à pleurer.»
Dix ans de vie effacés
Le pauvre homme n’est pas au bout de ses mauvaises surprises. La visite de son épouse et de ses filles va lui révéler qu’il a aussi perdu la mémoire. Un trou de dix ans! «J’avais trois jeunes filles devant moi. Je n’ai reconnu que la dernière, la prenant pour l’aînée. Je me suis demandé si mon coma avait duré plusieurs années. En fait, je croyais que j’étais là à cause de mon accident de voiture en 1996.» Il comprendra plus tard que la décharge électrique est entrée par le majeur et est ressortie par la tête.
Peu à peu, Marc Rueger se rend compte qu’il y a un décalage de dix ans dans ses souvenirs. Tout est effacé. Les images de 1996 sont appondues à celles de ce 18 septembre 2006. Ses proches doivent lui raconter sa propre vie. Il découvre que son beau-père est décédé d’un cancer foudroyant il y a quatre mois, que sa fille aînée a un petit copain, qu’il fait du cheval depuis deux ans, qu’il est myope, qu’il a un tatouage…
Privé de parole et amputé de mémoire, il s’accroche et entame un gros travail de rééducation physique. Après quelques semaines, il rentre chez lui, avec des béquilles. «J’avais peur de sortir de l’hostio. J’allais devoir quitter un environnement devenu familier pour retrouver un milieu à la fois connu et inconnu.»
Entre 1996 et 2006, les technologies ont évolué de façon impressionnante. L’amnésique retrouve des ordinateurs et des portables nettement plus performants. «J’ai été surpris par la modernité. Je me suis senti dans la situation de Louis de Funès dans Hibernatus.»
Mémoire corporelle intacte
Très vite, une autre réalité le rattrape: Marc Rueger réalise qu’il ne va pas pouvoir reprendre son travail (avant l’accident, il était patron de sa propre boîte de sanitaires, spécialisée dans la pose de hammams et de saunas). Comment fonctionner sans parler? Impossible de répondre au téléphone. En plus, il ne reconnaîtrait pas ses clients. «J’ai dû réexpérimenter des pratiques professionnelles sans savoir si je les maîtrisais encore.»
Etonnament, il constate que sa mémoire corporelle est, quant à elle, intacte. «Quand je suis remonté à cheval, je contrôlais ma monture automatiquement. Je me suis dit que les acquis n’avaient rien à voir avec la mémoire. Mais au niveau professionnel, même si j’avais conservé des compétences, j’avais perdu la confiance en moi. Comment être sûr que mon boulot présente toutes les garanties? Bref, tout a tourné au fiasco.»
Pas du genre à rester sans rien faire, Marc Rueger décroche un poste de machiniste dans une gravière à 50%. «C’était du pain bénit, même si c’était répétitif et que j’avais le temps de ruminer. Au moins, j’étais en contact avec des collègues.»
A ce stade, son problème principal est d’ordre social, relationnel. Muet, Marc Rueger, qui s’exprime par l’écriture, supporte mal les frustrations découlant de ce mode de communication. «Je me promenais avec mon cahier et mon stylo. Mais chaque fois que je voulais dire quelque chose, c’était trop tard. Ça me gonflait! Je n’avais jamais de contact visuel direct. Quant aux discussions en groupe, tintin! Personne, à part une fois ma fille, n’a jamais fait l’effort de suivre une communication avec moi par écrit. J’ai perdu 90% de mes copains.»
Rencontre avec les sourds
Marc n’oubliera jamais le jour où il a eu l’idée de s’adresser aux sourds. «J’étais en train de manger du poulet. J’avais les doigts gras. Donc impossible de prendre mon stylo. J’ai eu une illumination. J’ai soudain pensé aux sourds, qui communiquent en langue des signes. J’ai décidé que j’allais l’apprendre.»
Il mettra un mois pour trouver son contact, Pierrot Auger Micou, cet enseignant en langue des signes qu’il considère comme son sauveur. «Quand je suis arrivé à mon premier cours, j’avais peur. Je n’avais jamais rencontré des sourds. Je me suis demandé comment j’allais faire. Finalement, je n’ai écrit que trois mots: «Où est Pierrot?» A partir de ce moment, je n’ai plus retouché mon stylo. Je pense que si je n’avais pas trouvé cette solution, je serais devenu fou.»
Alors qu’il était simplement venu pour acquérir de nouveaux outils de communication, Marc Rueger découvre toute une culture. «Je ne m’attendais pas à rencontrer un monde si différent, si intéressant.» Il se documente, lit le témoignage d’Emmanuelle Laborit, Le Cri de la mouette, et lie des amitiés. Sa famille est partagée. D’un côté, elle le voit s’éloigner vers ce nouveau monde auquel elle n’a pas accès. D’un autre, elle se réjouit de le voir transformé, libéré, heureux.
Marc retrouve la parole
Puis arrive ce fameux 19 décembre 2008. Le dernier jour de boulot de l’année. Une soirée bien arrosée au bistrot avec les collègues. «A minuit, je suis sorti bourré comme une huître. Le sol était gelé. J’ai glissé et je me suis assommé. J’étais dans les vapes. Mon boss me giflait pour me réveiller. Et tout à coup, je lui ai dit: «Tu me fais chier!» Certes, son élocution n’est pas redevenue spontanément ce qu’elle était. «Il a fallu remettre en route le mécanisme. Mais tout cela était tellement surprenant que pendant deux à trois mois, j’avais l’impression de planer. J’étais à l’Ouest. Il faut le dire, après avoir tout essayé, de l’acupuncteur au gourou, en passant par le psy et les électrochocs, je n’y croyais plus. Et là, miraculeusement, j’étais libéré. L’avenir se rouvrait à de nouvelles perspectives.»
Marc Rueger n’a pas cherché à reprendre son mode de vie passé. Et le destin lui a donné un nouveau coup de pouce: en septembre 2009, la TSR lui consacre une émission intitulée Sauvé par les sourds. A sa suite, les fondateurs des ateliers Effata, destinés aux sourds et malentendants, lui proposent un poste de maître socioprofessionnel. Aujourd’hui, Marc Rueger est le directeur de cette structure. «Je me sens à l’aise dans ce monde-là. Je comprends les frustrations de ces gens.» Reste un grand poids dans son cœur: dix ans de souvenirs effacés. «Quand ma fille a passé son permis de conduire, ça m’a donné un terrible coup de blues.»
Pour soutenir Effata, Marc Rueger vend son livre Mémoire sans parole. 40 francs. Commander à info@ateliereffata.ch (24 heures)
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