On entend comme un chahut derrière la porte de la classe fermée, mais personne ne semble s’en offusquer dans le lycée Bellevue, à Toulouse. On entre, silence. Un signal lumineux, au-dessus du bureau du professeur, a prévenu de l’arrivée de visiteurs. Six élèves sont là. Chacun se présente : Thomas forme comme une pince avec son pouce et son index ; Vincent se creuse une fossette dans la joue gauche avec l’index; Sophie tapote la sienne du bout du doigt. C’est la professeur, Sophie Bazin. Elle est chargée d’enseigner à ces jeunes élèves sourds la LSF (langue des signes française). Une discipline à part entière, au même titre que l’anglais ou la philosophie. Ce jour-là, on travaille l’argumentation. Les élèves doivent commenter une vidéo où un garçon mal embouché se plaint, en LSF, de la non-accessibilité des lieux publics aux handicapés moteurs. Vincent fait son commentaire en langue des signes face à sa webcam et l’envoie d’un clic sur l’écran de sa prof. Elle lui fait remarquer qu’il emploie des termes trop familiers, comme s’il discutait avec ses copains dans la cour. Thomas, lui, n’a pas su «contextualiser» son propos, corrige l’enseignante. Quant à Dorian, coiffure en crête, il semble plongé dans un abîme de perplexité.
Les six élèves de Sophie Bazin sont en seconde. Trois autres jeunes sourds sont en première et deux en terminale. Ils suivent ici non seulement des cours de LSF, mais tous ceux du cursus pédagogique général, en LSF. Les effectifs sont modestes mais néanmoins remarquables. Bellevue est l’un des rares lycées de France offrant cette possibilité, et Toulouse est la seule ville de l’Hexagone proposant une scolarité complète bilingue - en LSF et en français écrit - de la maternelle, l’école et le collège (situés à Ramonville) jusqu’au lycée Bellevue. Toulouse, qui accueille ce week-end la quatrième édition d’un festival de culture sourde entièrement accessible aux entendants (avec théâtre, danse, rencontres bilingues), se place ainsi aux avant-postes de la promotion de la LSF. (1) Aussi banal que paraisse aujourd’hui l’usage de cette langue - les candidats à la présidentielle ont bien pris soin de faire «signer» tous leurs débats télévisés -, l’ouverture de cours en langue des signes dans l’Education nationale reste un combat.
On estime aujourd’hui à une centaine de milliers le nombre de personnes souffrant, en France, d’un déficit profond de l’audition. Les jeunes sont en grande majorité pris en charge dans des instituts médico-sociaux dépendant du ministère de la Santé où ils suivent, bien souvent, des cours selon la méthode dite «oralisante» : ils apprennent à «parler», c’est-à-dire à produire, avec plus ou moins de succès, des sons qu’ils n’entendent pas. LSF ou oralisation, «je ne suis pas là pour dire quelle est la meilleure option», s’empresse d’indiquer Pierre Roques, inspecteur conseiller auprès du recteur de l’académie de Toulouse pour les questions de handicap. Cette réserve prudente en dit long sur la bataille, idéologique et sociale, entre les partisans de l’oralisation et ceux de la langue des signes, vieille de plus de 132 ans et toujours pas apaisée.
Au milieu du XVIIe siècle, l’abbé janséniste Charles-Michel de l’Epée ouvre la première école pour sourds utilisant la langue des signes, et œuvre pour sa diffusion. Mais un siècle après sa mort, ce langage gestuel est frappé d’opprobre. En 1880, 250 «spécialistes» de l’enseignement pour les sourds réunis en congrès international à Milan décrètent qu’il n’y a d’intelligence qu’à travers la compréhension et l’usage des mots. L’enseignement de la langue des signes est interdit dans tous les pays participants au congrès, à l’exception de l’Angleterre et des Etats-Unis. Les «oralistes» ont gagné. Les remèdes au handicap sont désormais considérés comme relevant de la seule médecine, et leur dispense est confiée à des institutions médicales qui misent sur l’intégration par l’oralisation.
Ce n’est qu’en 1977 que l’interdit sur la langue des signes est abrogé en France par le ministère de la Santé. Et la LSF n’est officiellement encouragée dans l’Education nationale qu’en 1991, au terme d’une loi signée par Laurent Fabius. Enfin, en 2005, la loi sur l’égalité des chances reconnaît la LSF comme «une langue à part entière» et ajoute : «Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française.» Un vœu, plus qu’une réalité. L’institution scolaire est à la traîne, 60% des sourds seraient illettrés et 40% au chômage. Et l’enseignement en LSF reste une affaire de militantisme enseignant et parental.
«C’est l’action d’un groupe de parents très engagés qui a conduit à l’ouverture de la première classe de lycée en LSF, à Toulouse, il y a vingt-cinq ans», témoigne l’inspecteur Pierre Roques. Elle était hébergée à l’époque au lycée des Arènes. Les parents revendiquaient le droit pour leurs enfants sourds de s’exprimer dans leur langue propre et de faire des études correctes, d’être différents mais dans un cursus ordinaire plutôt que considérés comme des handicapés en marge du système scolaire. Las, la classe a dû être fermée faute de financements appropriés pour payer les profs «signants» : c’est en effet la direction de la Santé de Haute-Garonne qui abondait, et non l’Education nationale, ce qui pouvait être assimilé à un détournement de fonds. Les cours n’ont pu reprendre qu’en 2008 au lycée Bellevue, avec cette fois la bénédiction légale de l’Education nationale.
Mais le soutien de cette filière reste un casse-tête pour le proviseur, Philippe Ben Lahcen. Les enseignants signants sont trop peu nombreux pour couvrir l’ensemble des matières. Il en a trouvé pour la philo, l’anglais et la physique, mais le rectorat a dû aller chercher le prof de maths en Nouvelle-Calédonie, puis batailler pour le libérer du ministère de l’Agriculture dont il dépendait, et batailler encore pour que celui de l’Education accepte de le rémunérer. Pour les autres disciplines (histoire-géo, éducation physique, sciences économiques, etc.), les cours sont donnés par un professeur du lycée, assisté d’un traducteur en langue des signes - payé 70 euros de l’heure.
C’est au prix de cet engagement humain et financier que Toulouse rayonne aujourd’hui comme un phare dans la communauté des parents d’enfants sourds et malentendants. Les familles viennent de tout l’Hexagone pour inscrire leur enfant à Bellevue ou Ramonville, qui comptait 23 élèves il y a dix ans, 97 aujourd’hui. Ariane Cousin, 35 ans, a quitté Paris pour scolariser sa fillette sourde dans l’école primaire bilingue de Ramonville. Elle-même malentendante, elle avait été suivie, jeune, par un orthophoniste, avec l’objectif d’oraliser. «Ma voix, signe Ariane Cousin traduite par Alice Bellostas, est celle d’une sourde», dit-elle avec une grimace. Aussi, pour sa fille, a-t-elle opté pour une instruction en LSF, que toute la famille parle, y compris le petit Maxime, 6 ans et entendant. Il lui échappe de drôles de «Arrête !» ou «Ça suffit !» quand il caracole entre ses jambes. Mais c’est en signant qu’elle le cajole ou lui demande de faire attention à Roxane. Venir ici, dit-elle, c’était le seul moyen d’élever ses enfants «dans une seule et même école, dans une seule et même culture».
Pour Vincent et Isabelle, la quarantaine, et leur fils Cyril, Toulouse a été une planche de salut. Ils habitaient à Marseille, ils ont fini eux aussi par déménager à Ramonville pour que l’enfant suive une scolarité entière en LSF. Partout ailleurs, disent-ils, les établissements ne dispensaient que deux ou trois heures de cours hebdomadaires en langue des signes. Né grand prématuré, Cyril était mal dans sa peau, ne regardait jamais les gens en face, durant toute son enfance soumise aux séances d’oralisation. «Un médecin nous avait même demandé de le frustrer de toute communication visuelle pour le forcer à émettre des sons», se désolent encore ses parents. Vincent raconte la première fois qu’il a eu le sentiment d’un échange avec son enfant qui avait pourtant déjà 3 ans : «C’était quand je l’ai interpellé avec les premiers signes que j’étais en train d’apprendre. Il m’a regardé en face.»
Apprenant, comme ses parents, ce langage visuel, Cyril n’a plus eu besoin de hurler comme un dément pour s’exprimer. Aujourd’hui, c’est un grand et beau garçon très rieur de 17 ans, en 1ere S, à Bellevue. Le petit dernier de la famille, Alexandre, 10 ans, qui joue avec un copain dans la pièce à côté, connaît lui aussi la LSF. Cet échange par la langue des signes permet qu’il soit son «vrai frère», dit Cyril. Son rêve : faire des études d’architecture.
«Après le baccalauréat, toutes les orientations sont possibles pour les élèves sourds, de l’université aux BTS ou classes préparatoires», indique le rectorat de l’académie de Toulouse, citant cette diplômée du bac S avec mention de 2011, aujourd’hui inscrite en prépa vétérinaire. «De l’affichage ?» s’inquiète le père de Cyril. Il a fait le calcul : trente heures de cours hebdomadaires à l’école d’architecture coûteraient 2 100 euros d’interprétariat. Qui paiera ? Le rectorat assure réfléchir au problème. Une solution, dans le paquet des réformes à venir, serait un joli cadeau pour tous ceux, sourds et entendants, qui fêtent, cette année, le tricentenaire de la naissance de l’abbé de l’Epée.
(1) Festival Sign’ô, du 1er au 3 juin à Toulouse. Rens.: www.festival-signo.fr
SOURCE :http://www.liberation.fr/societe/2012/05/30/a-toulouse-librecours-a...
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